Le libéralisme libère-t-il de la perversité ? |
Écrit par Alain Parquet | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
12-11-2009 | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Ceux qui connaissent Christian Godin, animateur invité de ce dimanche, attendaient un débat très riche, et ils ne furent pas déçus. Après avoir choisi comme sujet « Le libéralisme libère-t-il de la perversité ? », qui associait les deux grands thèmes présents dans les propositions, sujet et liberté, il commenta le fait que la quasi-totalité de ces propositions touchaient à la subjectivité et qu’aucune ne portait sur de grandes questions « objectives » comme la connaissance, le réel, la vérité. Sans « Dieu », penser à « quelque chose de tout autre que soi »… L’auteure du sujet dit avoir été inspirée par le livre « La Cité perverse. Libéralisme et pornographie » de Dany-Robert Dufour (éd. Denoël, octobre 2009). La crise actuelle révèle la perversion du système consistant à exhiber la jouissance et à en tirer du profit. Avec l’idéologie dominante d’aujourd’hui, il faut abandonner l’idée que la somme des intérêts individuels coïnciderait avec l’intérêt collectif. Toutefois cette vision du monde fut jugée très « exagérée » et manquant de recul historique ; comment vivait-on dans le passé ? Perversité choisie Par son très fort présupposé, le sujet renvoie à « l’optimisme anthropologique » initial du libéralisme et des Lumières : si l’homme est méchant c’est parce qu’il est malheureux, et s’il est malheureux c’est qu’il est misérable. Mais c’était faire l’économie de la psychologie humaine. Certes, la société joue son rôle pour produire, ou non, des êtres équilibrés, mais dans la perversité il y a un choix éthique qui se tourne vers la destruction plutôt que vers la vie. Il faudrait la distinguer de la perversion, ce qui n’a pas toujours été le cas, car elle est irréductible à une pathologie ou à un mal agir ; elle reste une énigme, « au-delà de la méchanceté » ; dans « l’Ethique de Nicomaque », Aristote évoque le cas d’une femme avorteuse qui dévorait les fœtus qu’elle venait de faire avorter. La psychanalyse paraît s’imposer ici. Mais Freud parle-t-il de perversité ou de perversion ? En tout cas, contre l’optimisme des Lumières il nous ramène au pessimisme du péché originel inventé par Saint-Augustin et supposé se transmettre indéfiniment de génération en génération. La perversité, un progrès Elle ne peut se concevoir que « dans une culture de l’action individualisée et de la responsabilité de l’individu », qui représente un progrès fondamental du Droit par rapport à la notion de responsabilité collective dans les sociétés traditionnelles. Seule exception, au tribunal de Nuremberg la S.S. - et non la Wehrmacht ni le parti nazi - fut reconnue collectivement coupable. Un participant jugea notre travail de définition insuffisant. Le libéralisme ne doit pas être confondu avec le capitalisme. La psychanalyse ne fait pas la morale. Y a-t-il une définition universelle du Mal, celui-ci n’est-il pas toujours « relatif » ? Mais Freud évoque bien la morale avec la pulsion de mort comme cause de perversions. Et, s’il ne revient pas au Droit de dire ce qu’est le mal, la Déclaration universelle des Droits de l’Homme définit implicitement un Mal absolu, la destruction de l’humanité, à travers la notion de crime contre l’humanité. Toutes les définitions sont-elles permises ? On pourrait dire que chacun voit la perversité à sa porte, selon son point de vue... Ainsi, elle se manifeste chez les financiers qui repartent de plus belle dans une spéculation déconnectée de l’économie réelle. Perversité transgressive ou jouissance du système et négation de la liberté ? Le fait que notre faculté de juger soit « barrée par la loi » ne serait-il pas de la perversité ? Pour Saint Paul c’est la loi qui rend pervers. Mais, selon Hegel, au terme d’une éducation même difficile, ce qu’elle a permis au sujet d’acquérir est devenu pour lui une « seconde nature » qui rend surmoi et lois inutiles. Le discours libéral aussi peut être pervers : tu avais les mêmes chances que les autres pour réussir, tu es donc responsable de ton échec ! Il existe une version sociologique récente de la perversité comme produit d’un conflit d’intérêts. D’après Alfred Sauvy, l’individu cherche à prendre au maximum à la collectivité en lui donnant le minimum. La prétendue « loi de la jungle » est une fausse piste car elle exclut la perversité avec ses huit relations possibles entre les espèces, dont de multiples ententes, alliances et autres dépendances mutuelles ! La perversité (ou plutôt la perversion) se caractérisant par le fait de réduire l’autre à un objet, on pourrait s’en tenir au principe suivant : dès lors que mon comportement ou mes actes impliquent d’autres personnes qui en supportent les effets, celles-ci ont voix au chapitre et je ne peux pas prétendre en être seul juge... ce qui serait précisément un signe de perversité. Tocqueville a décelé une perversité dans la démocratie : celle-ci produirait des individus dépolitisés se repliant dans leur sphère privée et pouvant amener à un Etat autoritaire. Aujourd’hui, la perversité consiste à faire croire que le bien de tous, c’est que chacun recherche son bien propre. Or l’individu agit toujours dans un groupe. Perversité et irrationalité En revanche, si l’individu agit pour son intérêt il n’est pas pervers car il agit de manière rationnelle. A l’appui de cette affirmation, l’« intérêt » se définit avec des limites car il implique l’interaction, ce que son étymologie confirme (« inter esse », être entre) ; il s’inscrit donc dans une rationalité. Or la perversité est irrationnelle, même si elle est calculatrice et organisée ; la Shoah reste étrangère à toute notion d’intérêt. Et les jurés de cour d’assise savent que la rationalité ne suffit pas pour expliquer un crime. L’animateur lança une idée insolite, et même stupéfiante dans l’horizon intellectuel post-moderne : « Si l’homme agissait de manière rationnelle, le monde serait un paradis ! » Ce dimanche, on aura donc fait une place exceptionnelle aux effets vertueux de la « modernité » : libéralisme, progrès du droit, droits de l’homme, rationalité… Mais c’est oublier que la rationalité est toujours contaminée, les individus entrant en interaction avec leurs désirs, leurs passions, leurs intérêts… Il faut donc inclure « l’aléa moral », en accepter le risque ou l’anticiper. A quoi l’animateur répondit que l’on confondait intérêt et recherche d’avantage, par ex. devenir très riche. De quoi le libéralisme libère-t-il ? Le libéralisme a aboli l’autoritarisme de l’Etat, lutté contre l’arbitraire du Pouvoir et la toute puissance de l’Eglise, il a mis fin aux guerres de religion et, grâce à lui, chacun peut choisir sa conception du bien. Doit-on en conclure qu’il a libéré de la perversité de l’Etat ? Ce serait conforme à l’idée que l’homme est naturellement libre et que c’est l’Etat qui l’emprisonne, d’où la recherche d’un Etat minimal. Mais toute société impose ses contraintes, ses cadres. Il faut d’abord se connaître soi-même pour faire un choix éclairé de nos idéaux. Notre finalité est d’agir, et d’agir selon nos principes. Nous concevons deux formes de liberté, la « liberté négative » qui émancipe d’une servitude existante, et une « liberté positive » qui ne se définit pas contre autre chose mais pour la création de cette liberté, ce qui est beaucoup plus difficile. Deux conceptions de l’individu s’opposent aussi : celui de la société idéale où il réalise sa liberté, celui du pragmatisme qui assure sa survie. Y a-t-il de la perversité dans le libéralisme ? Ce n’est pas exclu. Parti d’un pessimisme puritain, le libéralisme aboutit à une idéologie progressiste totalisante incluant, non seulement le politique et la science mais aussi la morale. Sa promesse d’une vie meilleure implique logiquement que le monde d’aujourd’hui est mauvais et qu’il faut agir pour le changer. Cela pourrait-il conduire au totalitarisme ? Au XVIIIème siècle, le progrès moral était vu comme la conséquence nécessaire des deux autres ; le « doux commerce » des biens allait remplacer la guerre. En effet le mot « commerce » a d’abord désigné des « relations sociales, amicales ou affectives entre plusieurs personnes » et « l’échange d’idées » (Trésor de la langue française), même si son radical –merce signifie « marchandise ». Le libéralisme étant la version économique de l’individualisme, il en a les attributs et par conséquent les défauts, notamment celui de déchaîner des passions comme le travail ou l’enrichissement personnel. Ainsi, il prend les hommes tels qu’ils sont, et non tels qu’on a décidé qu’ils devraient être. Mais cette idée est historiquement fausse car « l’individu » est une création culturelle, c’est à la fin du Moyen Age que commença le « processus d’individualisation » qui distingua nos sociétés des sociétés holistes étudiées par Louis Dumont. Il existe au moins deux visions de la richesse : selon Marx celle des rapports humains, selon le capitalisme l’accumulation de biens. Mais l’utilitarisme anglo-saxon écartait toute conception grossière de l’utilité. Marx et le libéralisme des origines se rejoignent dans l’idée que le capitalisme bloque le développement des forces productives de richesse. Démocratie et perversité On ne doit pas espérer se libérer de la perversité car elle fait partie de la « nature humaine ». Aucun système ne peut la supprimer, et d’ailleurs serait-ce le rôle du politique de vouloir l’éradiquer ? Mais, tandis que des systèmes l’organisent afin d’assoir une domination, par ex. les procès staliniens ou de l’Inquisition qui obligeaient la victime à s’accuser elle-même, la démocratie traduit le libéralisme en institutions politiques où la perversité n’est plus au centre de l’organisation humaine. Liberté et perversité sont antinomiques. Cela étant, il y a des poches de totalitarisme dans les démocraties. Mais pas partout, pas dans tous les domaines ; avec le libéralisme, les rapports commerciaux ne présupposent pas l’escroquerie ; de même il est absurde de qualifier de pervers le fait de faire de la publicité ou de vendre ; tout devrait-il appartenir à l’Etat et être géré par lui, doit-il définir le Bien pour tous ? L’effet pervers n’est pas la perversité car il n’est ni anticipé, ni voulu et appartient aux mécanismes de l’action inconsciente. En réalité, on agit selon l’idée que l’on se fait de son intérêt. Il semble cependant que l’espace de liberté créé par le libéralisme diminue aujourd’hui, l’idéologie néolibérale étranglant le libéralisme. En guise de synthèse, Christian Godin dit simplement que la question de la perversité se situait sur deux plans : le plan individuel, celui du « je » de la liberté intérieure qui touche la morale, et le plan historique et culturel du libéralisme politique.
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